b. La focalisation du débat sur les formes nouvelles de la démocratie s’explique également par l’extrême faiblesse en France de l’étude des phénomènes parlementaires, entendus au sens large (Nay, 2003). Si le parlement français fait l’objet d’une attention jamais démentie de la part des spécialistes de droit parlementaire, des constitutionnalistes et des historiens, les études relatives à la population des parlementaires et aux activités des chambres et à la perception par les citoyens de leurs représentants font défaut. Alors que les études législatives (legislative studies) constituent une branche très dynamique de la science politique dans la plupart des démocraties occidentales – qui dispose de ses revues scientifiques, collections d’ouvrages et organisations professionnelles propres – elles n’existent pas en tant que telles en France (1) . Cette situation provient à la fois de l’affaiblissement (réel ou supposé) du parlement par la Constitution de 1958, et de la focalisation de la sociologie politique française contemporaine sur des formes moins institutionnalisées du politique. Si cette appréhension des phénomènes politiques dans toute leur diversité s’est révélée très féconde, elle n’en a pas néanmoins induit une carence spectaculaire de la recherche sur la question de la représentation parlementaire.

Les recherches conduites en France sur les parlementaires sont ainsi très partielles : elles privilégient un angle méthodologique (Chérot, 1980) ou encore un aspect spécifique de la question, tel que les procédures de recrutement sur une longue période (Best, Gaxie, 2000). Les études de grande ampleur ayant une visée exhaustive sont relativement anciennes (Cayrol, Parodi, Ysmal, 1973 ; Converse, Pierce, 1986) et nécessitent une actualisation. Comme le montrait Werner Patzelt en 1999 dans un article consacré aux travaux européens sur les parlements, on en sait beaucoup plus en France sur les élites politiques en général que sur les parlementaires en particulier. L'étude française la plus récente (à l’exception des travaux menés par les chercheurs impliqués dans le projet LEGIPAR), celle d’Acquaviva en 1997, est intéressante sur certains points, mais présente une approche très juridique et ne rejoint pas tous les critères d’exigence des études internationales en la matière.

Du point de vue des activités des chambres, le constat est similaire. Alors que, dans la plupart des autres démocraties occidentales, il existe des bases de données systématiques (parfois alimentées par les institutions elles-mêmes) sur les activités des assemblées parlementaires et celles de leurs membres, il n’existe rien d’équivalent en France à l’heure actuelle. De nombreux travaux existent, en revanche, sur le travail électif local ; toutefois, on ne trouve pratiquement aucune étude portant sur la façon dont les élus nationaux ou européens « travaillent » leur territoire ou les groupes qu’ils entendent représenter.

Du côté des citoyens, si de nombreuses recherches ont mis à jour les déterminants des comportements électoraux et les attitudes vis-à-vis des institutions et élites françaises (Boy, Mayer, 1997), on manque de données qualitatives sur la perception qu’ils ont de leurs élus (tout particulièrement des parlementaires), sur la manière dont ils conçoivent le rôle de leurs représentants et sur leur évaluation de la contribution des parlements à la légitimation et à la gouvernance des systèmes politiques.

Le Parlement européen suscite, à tous points de vue, des travaux beaucoup plus abondants que le parlement français (Costa, Rozenberg, 2008). Pendant longtemps, les publications ont revêtu une tonalité très institutionnaliste, dans la mesure où elles émanaient de juristes ou d'acteurs de l'institution. Il existe désormais une importante littérature, notamment anglo-saxonne, relative au fonctionnement du Parlement européen, à ses membres et à leur comportement. La recherche a marqué des progrès certains sur quatre fronts. Le premier est celui du fonctionnement interne de l'assemblée, abordé principalement sous un angle institutionnaliste historique ; les études abondent sur la manière dont le Parlement européen a usé de ses prérogatives et de son autonomie pour accroître ses pouvoirs et son influence dans l’Union (Corbett, 1998 ; Costa, 2001 ; Rittberger, 2003). Le second front est celui de la discipline partisane et des rapports entre les groupes politiques (Raunio, 1997) ; de nombreuses études se sont notamment focalisées sur les équilibres partisans et sur le comportement des députés lors des votes (Delwit et al., 1999 ; Hix, 1999 ; Kreppel, 2001). Certaines recherches abordent enfin l’institution sous un angle plus sociologique. Les unes portent sur les élections européennes (Grunberg et al., 2000 ; Perrineau, 2005), d’autres sur le personnel politique dans une approche plus sociographique (Beauvallet, 2003 ; Kauppi, 2005 ; Michon, 2005).

La production scientifique relative aux comportements des députés européens reste d’une qualité inégale, en raison notamment des travers méthodologiques qui l’entachent. Ces travaux émanent en effet le plus souvent, soit de spécialistes des études parlementaires qui tendent à négliger la nature supranationale de l’assemblée et les spécificités qui s'y attachent, soit de spécialistes des institutions européennes qui mettent en œuvre une méthodologie par trop rudimentaire. Ce constat a encouragé une équipe de chercheurs anglo-saxons de la London School of Economics à fonder en mars 1998 le European Parliament Research Group (EPRG), dont Olivier Costa est membre. Cette structure a pour vocation d'accroître la connaissance de l'institution et du comportement politique en son sein, et surtout d'améliorer la qualité des recherches. Tout en prenant nos distances avec l’approche exclusivement quantitative choisie par les promoteurs du EPRG, nous estimons indispensable de dialoguer avec eux et pensons qu’il serait regrettable que la science politique française, qui a souvent fait œuvre de pionnière à l’égard du Parlement européen, reste en marge de cet enjeu scientifique de premier ordre. L’étude de cette institution est en effet un puissant révélateur des particularités de l’exercice politique hors du cadre national, et des mécanismes intimes qui sous-tendent des phénomènes tels que la représentation, la délibération et la légitimation.

S’agissant des activités du Parlement européen, la situation est là encore contrastée : à l’exception notable des votes par appel nominal, elles sont peu suivies. L’Observatoire des institutions européennes (Centre d’études européennes de Sciences Po), auquel Olivier Costa et Olivier Rozenberg appartiennent, dispose toutefois d’une base de données exhaustive sur les normes européennes et leur genèse, qui constituera une base de départ très utile mais nécessitera d’être complétée pour ce qui concerne les activités internes de l’assemblée (amendements, résolutions, rapports…). Des contacts déjà noués avec les autorités du Parlement européen faciliteront notre accès à ces informations auprès des services compétents.

Les travaux existants sont donc loin d’épuiser la connaissance sur le comportement des députés français, à l’Assemblée nationale comme au Parlement européen, sur leurs activités et sur les données de la représentation politique. Plus encore, et dans les deux cas, la plupart des analyses menées souffrent de limites inhérentes aux méthodologies utilisées et ne permettent de n’envisager qu’un aspect limité de la problématique. Il y a donc besoin de développer des instruments d’analyses spécifiques en recourant à la complémentarité des méthodes. La réflexion sur la nature et les perspectives de la « crise » que rencontre le régime démocratique à l’échelle française ou européenne est ainsi handicapée par le manque de données objectives sur la représentation parlementaire.

C’est à cette carence que le projet LEGIPAR se propose de remédier en appréhendant la question de la représentation parlementaire de manière globale et systématique, et en envisageant plus spécifiquement la contribution de ce mécanisme démocratique à la légitimation et à la gouvernance des systèmes politiques contemporains. Pour ce faire, nous prendrons pour point de départ une approche systémique, certes datée (Easton, 1965) mais heuristique et qui peut être adaptée avec profit à notre problématique (Scharpf et al., 2000), sans pour autant écarter la typologie wéberienne et ses variantes. D’une manière globale, on peut concevoir la légitimation comme un processus triple, reposant sur la participation des citoyens (légitimation par les inputs), la production de politiques dont ils sont les destinataires (légitimation par les outputs) et l’existence de mécanismes de checks and balances et de contrôle formel (légitimation intrasystémique et rationnelle-légale). Les parlements interviennent à ces trois niveaux en assurant la représentation des citoyens et en incarnant « le peuple » (1), en influant sur l’adoption des lois et du budget et en soutenant ou orientant la politique du gouvernement (2), et en contrôlant l’action de ce dernier et de l’administration (3).

Pour mettre à jour la contribution effective et perçue – positivement ou négativement – des parlementaires à ces trois modes de légitimation, il importe d’adopter une approche multidimensionnelle. LEGIPAR propose ainsi une démarche triplement duale : la question de la représentation sera examinée du point de vue des élus comme de celui des citoyens, portera à la fois sur des parlementaires nationaux et européens, et s’appuiera sur des données aussi bien qualitatives que quantitatives. Cette stratégie doit permettre au projet d’atteindre un triple objectif d’accroissement des connaissances scientifiques relatives au thème de la gouvernabilité des sociétés démocratiques :

  • contribuer au renouvellement de la réflexion sur le gouvernement, la démocratie et la légitimation, à la fois en France et à l’échelle de l’Union, en articulant les différentes approches méthodologiques et disciplinaires de ces thématiques et en les appuyant sur des données empiriques ;
  • faire franchir aux « legislative studies » françaises un nouveau cap, en les dotant des outils d’analyse disponibles dans les autres grandes démocraties, tout en évitant les pièges du fétichisme quantitatif qui caractérise trop souvent le mainstream anglo-saxon ;
  • permettre aux chercheurs français impliqués dans le projet, mais aussi à tous ceux désireux d’utiliser les données collectées, de s’insérer dans les grandes enquêtes européennes et internationales relatives à la représentation, aux élus et aux parlements, dont la France est trop souvent absente.

(1) Ce « retard » des recherches françaises en matière parlementaire est apparu clairement à l’occasion de l’organisation, par Olivier Costa et Paul Magnette, d’un workshop dans le cadre du Congrès du European Consortium for Political Research (ECPR, Turin, mars 2002). Cet atelier, intitulé « A renewal of Parliaments in Europe ? MP’s behaviours and action constraints  », a suscité près de quarante propositions de contributions ; une seule - celle d’ Eric Kerrouche - portait sur la France. De même, dans la perspective du workshop organisé par Olivier Rozenberg et Magnus Blomgren dans le cadre du prochain Congrès de l’ECPR (Rennes, avril 2008) sur le thème « Parliamentary and Representatives Roles in Modern Legislatures », on ne comptait qu’une proposition émanant d’une institution française (sur une soixantaine), en l’occurrence SPIRIT.


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