3. Objectifs et originalité

L’objectif de LEGIPAR est d’appréhender globalement la portée et les limites de la représentation parlementaire du point de vue de l’action publique, de la légitimité et des perceptions citoyennes. En quoi l’élection de parlementaires donne-t-elle aux citoyens le sentiment de participer effectivement à un système politique ? Les parlementaires partagent-ils les valeurs et priorités de leurs électeurs ? Quelle est la contribution effective et perçue (par les élus eux-mêmes et par les citoyens) des parlementaires au gouvernement de la France et à celui de l’Union européenne ? Quel est l’impact de l’émergence d’un discours sur les formes alternatives de participation (démocratie participative, sondage délibératifs, référendum…) sur la représentation parlementaire ? Contribue-t-elle à modifier les perceptions des citoyens et les attitudes et discours des élus ? Quel rôle les institutions parlementaires jouent-elles, en France et dans l’Union européenne, face au pouvoir exécutif, à l’administration et aux représentants du pouvoir économique, de la société civile et des intérêts privés ?

Afin de répondre à ces interrogations et d’appréhender la représentation parlementaire de manière globale et multidimensionnelle, il faut répondre à trois ordres de questions, plus spécifiques :

  1. Qui sont les députés (origine socioprofessionnelle, ancrage territorial, type de trajectoire politique) ? Quelles sont leurs activités au sein de l’institution et en circonscription ? Les éléments d’identité sociale sont-ils des facteurs contribuant à expliquer leurs choix et leurs comportements au sein des chambres et en dehors de celles-ci ?
  2. Comment les députés pensent-ils et disent-ils se comporter ? Quelles sont leurs valeurs déclarées ? Quelles sont leurs motivations affichées ? Comment perçoivent-ils les exigences de la représentation ? Quelle approche ont-ils de leur mandat et de leurs relations avec les citoyens ?
  3. Quelle est l’image des députés auprès des citoyens ? Quelle perception ont-ils de l’identité, du comportement, des valeurs et des priorités des élus ? Qu’attendent-ils d’eux ? Quelle vision ont-ils de la contribution du parlement à la conduite de la politique ?

Pour y répondre, et ouvrir ainsi la « boîte noire » que constitue la représentation, le projet LEGIPAR s’appuie sur quatre options méthodologiques et épistémologiques originales :

  • le dépassement de la dichotomie entre les approches de la représentation par les acteurs, d’une part, et par les institutions ou les structures sociales, d’autre part, par le recours à la notion d’ « éligibilité » et à la sociologie des rôles parlementaires ;
  • le recours combiné à des approches quantitative et qualitative ;
  • l’analyse de la représentation du double point de vue des élus et des citoyens ;
  • l’étude comparée des membres de l’Assemblée nationale et des membres français du Parlement européen.

 

I. L’étude de la représentation parlementaire doit, selon nous, avoir pour objectif premier le dépassement de la dichotomie qui limite la portée heuristique de nombreux travaux. En ce qui concerne l’étude de la population des « représentants du peuple », deux traditions de recherche s’opposent : la première insiste sur le poids des variables stratégiques, la seconde préfère s'interroger sur l'influence de variables structurelles. Si, dans une perspective analytique, on distingue l’accès au mandat parlementaire et l’exercice de celui-ci, le contraste entre ces approches est particulièrement visible.

Ainsi, s’agissant de l’accès au mandat, la plupart des travaux anglo-saxons portent, dans une perspective stratégique, sur le rôle des anticipations et des calculs dans les processus de sélection des candidats. Les auteurs cherchent généralement à rendre compte des préférences, des motivations et des intentions d'action des candidats à l'élection, voire des objectifs poursuivis par les équipes dirigeantes des machines politiques qui participent à la désignation de ceux-ci. Si ces études apportent un éclairage fécond sur les enjeux de pouvoir liés à la sélection politique, on peut regretter qu’elles écartent d’autres éléments d’analyse (règles sociales, représentations, analyses des « configurations locales », reproduction des inégalités sociales dans les processus de sélection politique, etc.), qui permettraient une meilleure compréhension du comportement des candidats. Ce sont ces aspects que la sociologie et la science politique françaises ont privilégiés en montrant l’existence d’inégalités dans les formes du recrutement politique à travers l’étude des propriétés sociales, économiques ou culturelles qui semblent prédisposer certains individus, bien avant les élections, à s’engager dans la carrière politique (âge, sexe, origine sociale et familiale, statut professionnel, ressources économiques, itinéraire scolaire, etc.). Cependant, en insistant sur le poids des déterminants sociaux, on en vient cette fois-ci à minimiser l’importance des enjeux stratégiques.

La dichotomie observée dans la littérature relative à la sélection des candidats se retrouve dans les travaux consacrés au rôle du représentant une fois celui-ci élu. Les études américaines mettent en avant le rôle des structures et des règles institutionnelles, en montrant à quel point la possibilité d’exercice du rôle est contrainte et orientée par elles. En résumé, ces analyses essaient de mettre en perspective les éléments « objectifs » qui permettent d’expliquer les situations et les choix. Les recherches françaises s’emploient quant à elles à dégager sur un mode plus général les caractéristiques de ce que d’aucuns nomment la « profession politique », mais en insistant toujours sur les déterminants structurels des rapports sociaux qui permettent d’expliquer les contraintes pesant sur le rôle.

Pour éviter cette dichotomie et intégrer ces différentes dimensions, le projet LEGIPAR s’appuie sur le recours au concept d’éligibilité et à la notion de rôle parlementaire.

- Le concept-outil « d’éligibilité » doit nous permettre de surmonter ces apories théoriques et d’appréhender simultanément la plupart des phénomènes qui nous préoccupent. Tel qu’il est généralement entendu (par exemple chez Marc Abélès, 1989), le terme d’éligibilité désigne l’ensemble des propriétés sociales particulières dont sont dotés certains individus, propriétés qui se rapprochent des éléments qui permettaient d’identifier autrefois le notable. Comprise dans cette acception, l’éligibilité peut devenir un moyen d’analyse et de compréhension des processus de sélection des hommes politiques, tout en constituant un facteur d’explication, non exclusif mais réel, de leurs pratiques. Cette définition n’est toutefois pas généralisable. D’une part, l’analyse de Marc Abélès envisage uniquement le « local », et d’autre part, la mise en perspective des réseaux d’interconnaissance occulte les autres éléments de l’univers politique que sont le système partisan, les relations de pouvoirs en son sein ou encore les règles juridiques qui régissent le mode de scrutin.

Il nous semble nécessaire de recourir à une définition plus extensive de la notion d’éligibilité. Même si elle est – aussi – un rapport au territoire et à son histoire, ce cadre doit être dépassé. On peut considérer que l’éligibilité se présente comme une addition de facteurs sociaux qui, à un moment précis et dans une configuration politique donnée, permet à un individu de revendiquer un poste dans le cadre de la compétition démocratique pour le pouvoir, puis de le conserver. Les différents facteurs évoqués inscrivent l’éligibilité au cœur d’une réflexion sociologique globale. Ils relèvent essentiellement de trois ordres de phénomènes imbriqués :

  • 1. Les représentations, car il n’est pas possible d’écarter l’aspect psychoaffectif qui existe dans le fonctionnement d’un régime politique, notamment démocratique. On sait que la perception de la réalité est conditionnée par des variables culturelles, qui ont d’ailleurs des conséquences dans la perception du jeu politique par les électeurs comme par les candidats;
  • 2. Les variables structurelles, qu’elles soient biographiques, socio-économiques ou géographiques, qui déterminent la capacité d’un individu à entrer en politique, et même à songer à le faire;
  • 3. Les règles que l’on range sous le terme générique « d’institutionnelles », qui sont essentielles pour expliquer l’accès au rôle. Il peut s’agir du mode de scrutin, du jeu politique territorial, des modalités de l’investiture ou encore des règles pragmatiques et formelles qui conditionnent la recevabilité d’un candidat au sein de son organisation, puis de l’institution qui l’accueille.

Les pratiques du candidat sont conditionnées par ces trois niveaux d’exigences auxquels peuvent survenir des processus complémentaires ou contradictoires. Toutefois, « l’éligibilité », entendue dans le sens des conditions stratégiques et sociales permettant la sélection, n’est qu’un moment de la carrière, même si ce moment se répète avec le cycle électoral. Sans vouloir filer la métaphore économique d’un « capital » qu’il conviendrait d’entretenir, le statut d’éligible est en quelque sorte un crédit dont l’individu élu bénéficie mais qu’il doit s’efforcer de préserver, notamment quand il est ouvertement contesté. D’une certaine façon, l’éligibilité ne constitue qu’un processus de filtrage qui conditionne l’accès à un autre niveau de l’arène politique. Si l'on considère l’élection comme un rite de passage qui transforme l’individu, il convient de s’attacher à ce changement de statut qui devient lui-même partiellement explicatif des comportements ultérieurs. En d’autres termes, on s’intéresse tout particulièrement à la socialisation secondaire (« professionnelle ») que les élus expérimentent à travers leur nouvelle fonction. Cette socialisation, qui opère parfois avant que le rôle ne soit exercé, est à la fois le fait des attitudes, pratiques et comportements intégrés pendant la phase de sélection, et des nouvelles conditions résultant de la fonction, ce qui rend souvent nécessaire de nouveaux apprentissages. A cet égard, il est probable qu’il n’existe pas un mais plusieurs types de trajectoires se différenciant notamment par des efforts plus ou moins intenses envers la population de la circonscription, le parti d’appartenance, l’institution parlementaire. Il faut également tenir compte du fait que la détention simultanée d’autres mandats que le seul mandat de député a également une incidence sur les activités déployées par l’élu et sur l’articulation entre ces activités.

C’est à travers cette trame d’exigences opposées et complémentaires que l’on peut comprendre le rôle d’élu. Une telle mise en perspective de l’éligibilité inscrit notre réflexion au cœur de la dialectique individu/contrainte. Le travail autour de ce concept permet également d’opérer une liaison féconde entre, d’une part, la compréhension du travail de « terrain » effectué par les parlementaires – que cette base territoriale soit assurée (députés français) ou en phase de construction (députés européens) – et, d’autre part, celui mené dans le cadre de l’institution parlementaire à proprement parler. Il permet d’envisager les répercussions et les perceptions croisées entre ces deux niveaux de représentation, en prenant soin d'éviter une approche excessivement dichotomique. On insistera ainsi sur la continuité qui existe entre les espaces politiques français et européen.

Une telle présentation n’a pas pour ambition une explication exhaustive ou « totalisante » des divers aspects du rôle étudié : l’analyse en terme d’éligibilité permet simplement d’identifier les faisceaux de contraintes induits par le rôle d’élu, et donc d’en dessiner une image plus riche.

- La notion de « rôle parlementaire » sera mobilisée de manière complémentaire pour rendre compte, également dans une démarche globale, des différents aspects du métier de député. Nombre d’études se focalisent en effet alternativement sur le travail et le comportement des élus en assemblée ou sur le terrain. Il s’agit, ici encore, de dépasser cette dichotomie. La sociologie des rôles professionnels définit le rôle comme l’ensemble des comportements et attitudes que l’on peut attendre d’une personne occupant une place donnée dans une structure sociale. Après quelques essais d’application au cas des parlementaires dans les années 1960, la notion de rôle a été à nouveau mobilisée dans les années 1990 pour dépasser les insuffisances et apories des deux courants dominants des études législatives – l’approche institutionnaliste, focalisée sur l’influence de la structure parlementaire sur les élus, et l’approche par les choix rationnels ou les motivations, centrée sur leurs préférences individuelles (Saalfeld, Muller, 1997). Les « rôles » peuvent être définis comme différents systèmes de normes de comportement et de présentation de soi au sein de l’institution que les élus choisissent. Donald Searing a fait œuvre pionnière dans ce domaine en proposant, au sujet des députés britanniques, une approche « motivationnelle » des rôles. Celle-ci suppose que les rôles sont propres à chaque assemblée – à la Chambre des Communes, Searing (1994) distingue l’élu de terrain, l’avocat d’une cause, l’homme du parlement et l’aspirant ministre – et que les parlementaires choisissent délibérément le rôle qu’ils entendent interpréter. Il nous semble que la notion de rôle parlementaire est particulièrement bien adaptée aux cas retenus ici. Nous estimons, comme Searing, qu’il existe à l’Assemblée nationale comme au Parlement européen quelques rôles parlementaires, relativement stabilisés et bien identifiés par les acteurs, pour lesquels les élus optent avec un certain degré de liberté. Leur choix est conditionné par de multiples critères objectifs (expérience politique et professionnelle, influence dans le parti, compétences, ancienneté dans le mandat, réseaux interpersonnels, etc.), ainsi que par les gratifications psychologiques qu’ils peuvent tirer de ce choix. A la différence de Searing, toutefois, nous intégrerons systématiquement à l’analyse des activités et comportements des parlementaires dans leur circonscription ou dans d’autres espaces où ils agissent en tant qu’élus (médias, parti…), sans considérer que cet aspect du mandat est le propre d’une catégorie spécifique de députés « de terrain ». Les « rôles » peuvent ainsi être définis comme différents systèmes de normes de comportement et de présentation de soi au sein de l’institution ou à l’extérieur de celle-ci, que les élus choisissent. Les rôles parlementaires sont des idéaux types qui permettent de rendre compte de l’ensemble des comportements des élus et de repérer des régularités à cet égard, et de typifier une population plus hétérogène qu’il n’y paraît. Ils seront utile à une approche systématique des comportement des élus et de leurs conceptions de la représentation, et à l’élucidation des variables (sociologiques, biographiques, institutionnelles, culturelles, partisanes…) qui les sous-tendent.

 

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