II. La seconde ambition de LEGIPAR est de concilier les approches quantitative et qualitative. De nombreux auteurs ont montré qu’une opposition entre ces deux approches, récurrente aussi bien dans la science politique française que dans les études législatives, était réductrice et que leur complémentarité permet une meilleure compréhension de l’objet étudié (King et al., 1994 ; Brady, Collier, 2004 ; Bryman, 1988 ; Tarrow, 1995, Coppedge, 1995, Gerring, 2004 ; Lieberman, 2005 ; Poteete, Ostrom, 2005). Elle vise également à faire dialoguer les approches stratégiques et structurelles décrites précédemment, dont l’opposition s’est nourrie de choix méthodologiques limitant la capacité à penser conjointement les contraintes entourant l’activité parlementaire et les capacités de l’élu à en jouer. En outre, étant donné les différents niveaux d’information requis par l’étude, l’imbrication des méthodes est le choix le plus opportun. A l’image de ce qui a pu être fait aux Etats-Unis (Fenno, 1978, 1996), le recours à l’observation des activités des parlementaires en circonscription permettra de dégager des modalités diversifiées de contact avec la population et d’investissement dans les divers « rôles » disponibles pour les élus. A partir de ces éléments qualitatifs à caractère ethnographiques, LEGIPAR sera fondé à interroger les perceptions des citoyens sous forme d’entretiens, sans ignorer ce que les pratiques des uns sont susceptibles d’inspirer aux autres. C’est donc aussi l’articulation des éléments qualitatifs les uns aux autres qui renforce la complémentarité des méthodes de l’ensemble du projet. L’échantillon des députés qui feront l’objet d’entretiens approfondis, d’une étude d’emploi du temps et d’un suivi sur le terrain procédera d’un choix raisonné issu des données relatives à l’ensemble de la population des parlementaires, afin de garantir une bonne articulation entre versant quantitatif et versant qualitatif. Des critères tels que l’ancienneté d’exercice du mandat de député, la détention d’autres mandats, le genre et l’appartenance à la majorité ou à l’opposition seront retenus comme des critères importants.

III. Le projet LEGIPAR propose une analyse de la représentation sous un double angle descendant et ascendant. Les thèmes du déclin des parlements et de la crise de la représentation parlementaire constituent, on le sait, un lieu commun des études sur le sujet depuis près d’un siècle (Bryce, 1921 ; Schmitt, 1923 ; Laski, 1928 ; Mosca, 1928 ; Speyer, 1935 ; Perin, 1960 ; Chandernagor, 1967 ; Loewenberg, 1971). Toutefois, ces travaux examinent surtout la question de la représentation par une approche « descendante », en adoptant le point de vue des élites. D’autres recherches, relatives notamment à la crise de la démocratie, ont certes envisagé la perception par les citoyens des responsables politiques, mais ils ne se focalisent pas spécifiquement sur le cas des parlementaires et sur la question de la représentation, et traitent plus largement de la problématique du rapport entre citoyens et élites politiques. La représentation parlementaire est, de ce fait, avant tout appréhendée à travers l’analyse de ce que les élus sont et font et, dans une moindre mesure, de ce qu’ils pensent. Malgré une solide tradition de recherche sur les membres du Congrès américain, qui a établi depuis 30 ans que la représentation est un processus de négociation continue entre élus et électeurs (Fenno, 1996), peu d’éléments empiriques viennent préciser ce que cela implique du point de vue des citoyens.

Pour remédier à cette situation, nous étudierons parallèlement les parlementaires (identité, valeurs, comportement, activités) et la perception que les citoyens ont de ces élus et de la démocratie. Nous considérerons en effet la représentation, non pas comme un « état » ou un « mécanisme », résultant d’une délégation de pouvoir à travers une élection, mais comme un processus dynamique, reposant largement sur l’ensemble des activités, attitudes, choix, comportements et discours des élus, dans l’institution et ailleurs, et sur leurs interactions avec le corps social.

IV. Le dernier objectif de la recherche est de s’appuyer sur une comparaison originale entre les cas des membres de l’Assemblée nationale et des membres français du Parlement européen. Il ne s'agit pas de juxtaposer deux études qui n'auraient de commun que le recours à une démarche empirique unique. La comparaison doit au contraire jouer un rôle crucial dans l'exploitation des résultats et la compréhension des phénomènes analysés. L'ambition n'est pas tant de montrer les particularités qui s'attachent aux comportements, représentations et stratégies de deux types de parlementaires, nationaux et européens, et à la manière dont les citoyens considèrent la représentation parlementaire aux deux échelles de gouvernement, mais d'identifier des invariants.

L'étude échappera au risque que comporte la comparaison d'objets par trop dissemblables (l'écueil du « chat-chien » mis en exergue par Giovanni Sartori, 1994). Elle portera sur les acteurs – plus particulièrement sur leur éligibilité et sur les effets des configurations institutionnelles – et sur les perceptions des citoyens, et non sur les institutions elles-mêmes. S’agissant de l’étude des élus, l'éligibilité, en tant qu'agrégat de facteurs de divers ordres (représentations, variables structurelles, règles institutionnelles), rend en effet compte des caractéristiques propres à chaque environnement institutionnel et à chaque niveau de gouvernement. La comparaison peut donc s'opérer pleinement et nous permettre, en révélant des contrastes, d'avancer des éléments d'explication du comportement et des stratégies propres à chaque catégorie d'acteurs étudiée. On se mettra en position d’analyser la façon dont les élus concilient les déterminants – pas toujours compatibles – institutionnels, organisationnels, politiques, stratégiques, partisans et culturels qui sous-tendent leur action. Les forts contrastes qui existent à cet égard entre l’Assemblée nationale et le Parlement européen seront propices à l’identification de la manière dont s’articulent ces différents facteurs de comportement qui, dans les deux cas, conditionnent les façons de faire des représentants et déterminent, en définitive, à la fois le fonctionnement des assemblées et le regard que les citoyens portent sur celles-ci et sur leurs membres.

Le recueil du point de vue des citoyens sur la représentation parlementaire et leurs élus aux deux échelons de gouvernement est une autre priorité du projet. Il n’est, en effet, plus possible d’étudier la représentation parlementaire en Europe en faisant abstraction de ce qu’il existe une citoyenneté à deux niveaux – au moins sur le plan électoral. Or, on sait peut de chose de la manière dont les citoyens s’en accommodent. Si la multiplication des niveaux de représentation n’a pas suscité de problème à l’échelle territoriale (conseil municipal, conseil général, conseil régional), il en va autrement à l’échelle nationale et supranationale, où se pose le problème du niveau d’exercice de la souveraineté. L’analyse comparée des perceptions citoyennes des deux niveaux de représentation sera ainsi utile à l’identification des ressorts de la légitimation – et tout particulièrement du sentiment d’appartenance à un système politique. Elle sera également de nature à enrichir le discours des citoyens, en les amenant à réfléchir sur les spécificités de ces deux systèmes politiques et de leurs rapports avec eux. On pourra ainsi dépasser les apories qui s'attachent, d'une part, à la « naturalisation » de la représentation dans le cadre national (qui s’impose comme une évidence, dont on ne peut plus distinguer les ressorts) et, d'autre part, à l'invocation stérile de la nature sui generis de l'Union européenne (qui interdit l'analyse de la représentation politique portée à l'échelle supranationale).

Ces quatre options épistémologiques doivent, selon nous, permettre à LEGIPAR de refonder l’étude de la représentation parlementaire en France et, au-delà, de préciser le diagnostic porté quant à la crise de la légitimité politique des systèmes multi-niveaux contemporains. La démarche proposée, par sa globalité, son assise empirique et les préoccupations théoriques qui la sous-tendent, est de nature à éclairer la dimension légitimatrice ou dé-légitimatrice de la représentation parlementaire, appréhendée tout à la fois sous l’angle de l’identité des élus, de leurs pratiques, de leurs représentations et du regard que portent sur eux les citoyens.

 

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